4 septembre 2009

Eldorado de Laurent Gaudé







Parce qu'il n'y a pas de frontière que l'espérance ne puisse franchir,
Laurent Gaudé fait résonner la voix de ceux qui au prix de leur illusions, 
leur identité et parfois leur vie, osent se mettre en chemin 
pour s'inventer une terre promise.

"Les hommes ne sont beaux que des décisions qu'ils prennent".
Laurent Gaudé nous le rappelle avec un déchirement salvateur.
Salvateur, car nous avons peut-être succombé depuis trop longtemps aux sirènes d'un monde individualiste.
Salvateur, car nous avons peut-être fini par oublier l'importance du rêve dans nos vies.
Servi par un style magnifique, dépouillé et flamboyant pour écrire l'essentiel, "Eldorado" est un roman haletant à l'intrigue subtile.
D'une force poignante et bouleversante, sa lecture vous atteint en plein coeur et vous laisse hagard.



Extrait 1:

"Mon frère, il n'y aura que toi pour moi. Et moi pour toi. Plus frères que jamais. Tu seras le seul à qui je pourrai parler de la mère en sachant que tu la vois en ton esprit lorsque j'évoquerai la lenteur de ses doigts qui passaient dans nos cheveux pour nous endormir. Tu seras le seul, Jamal, à qui je pourrai dire simplement: "Tu te souviens du café de Fayçal ?" sans que cela te lasse. Et dès que je poserai ma question, la place entière resurgira en toi. Et la ville derrière, avec ses bruits, sa pollution et son vacarme.
Nous ne pouvons que vieillir ensemble désormais, mon frère. Je deviens fou si je te perds. Je ne veux pas voir mes fils lever les yeux au ciel lorsque je leur parlerai, pour la centième fois, du cousin de Port-Soudan. Que comprendront nos enfants à ces deux vieillards nostalgiques que nous serons devenus ? Les rites que nous leur enseignerons les ennuieront. La langue que nous leur parlerons leur fera honte. Nos habits. Notre accent. Ils voudront se cacher de nous. Et nous le sentirons. Car il nous arrivera à nous-mêmes de vouloir nous cacher. Je ne veux pas les entendre soupirer lorsque je dirai que la menthe du jardin de ma mère était la meilleure au monde, alors je ne le leur dirai pas. Et c'est vers toi que j'irai. Toi seul seras d'accord avec moi. Ces évocations lointaines, comme à moi, te feront du bien. Nous goûterons le doux soulagement des exilés qui parlent de leur manque pour tenter de le combler. Nous vieillirons ensemble, mon frère. Promets-le-moi. Ou je ne vieillirai pas."

Extrait 2:

"La mère est là. Qui nous attend. Et que nous ne reverrons pas. Elle va mourir ici avant que nous ne puissions la faire venir près de nous. C'est certain et nous le savons tous deux. Elle sait qu'elle voit ses fils pour la dernière fois et elle ne dit rien parce qu'elle ne veut pas risquer de nous décourager. Elle restera seule, ici, avec l'ombre de notre père. Elle nous offre son silence, avec courage. Nous ne partons que parce qu'elle accepte de ne pas nous retenir. Aucun de nous deux n'aurait la force de le faire si elle ne consentait à ce départ. Elle offre son silence. Et il lui faut une force violente pour contenir ses sanglots de mère."

Extrait 3:

- Pourquoi lui ai-je donné mon arme ?
-Parce qu'elle le voulait, répondit simplement le vieux buraliste. Et comme Salvatore Piracci restait interdit, il ajouta: elle le voulait. De tout son être. Combien de fois dans ta vie, Salvatore, as-tu vraiment demandé quelque chose à quelqu'un ? Nous n'osons plus. Nous espérons. Nous rêvons que ceux qui nous entourent devinent nos désirs, que ce ne soit même pas la peine de les exprimer. Nous nous taisons. Par pudeur. Par crainte. Par habitude. Ou nous demandons mille choses que nous ne voulons pas mais qu'il nous faut, de façon urgente et vaine, pour remplir je ne sais quel vide. Combien de fois as-tu vraiment demandé à quelqu'un ce que tu voulais ?
- Je ne suis pas sûr de l'avoir jamais fait, répondit Salvatore Piracci en souriant.
- Et si tu l'avais fait, continua Angelo, crois-tu vraiment que l'on aurait pu te dire non ?

Extrait 4:

"Je ne sais pas pourquoi je marche. Je ne sais pas pourquoi je ne me mets pas à hurler ou pourquoi je n'essaie pas de le convaincre de revenir sur nos pas. Je m'efface derrière sa volonté. Il est là, tout autour de moi. Je fais ce qu'il veut. Est-ce parce que je sais qu'il a raison ? Ou parce que je veux lui faire plaisir ? Je ne sais pas. Je sens tout autour de moi une force calme qui me presse de marcher. C'est celle de mon frère qui m'enveloppe. Je le suis. Il en a toujours été ainsi. Je le suis. Aujourd'hui plus que jamais."

Extrait 5:

"Je me suis trompé. Aucune frontière n'est facile à franchir. Il faut forcément abandonner quelque chose derrière soi. Nous avons cru pouvoir passer sans sentir la moindre difficulté, mais il faut s'arracher la peau pour quitter son pays. Et qu'il n'y ait ni fils barbelés ni poste frontière n'y change rien. J'ai laissé mon frère derrière moi, comme une chaussure que l'on perd dans la course. Aucune frontière ne vous laisse passer sereinement. Elles blessent toutes."

Extrait 6:

- L'herbe sera grasse, dit-il, et les arbres chargés de fruits. De l'or coulera au fond des ruisseaux et des carrières de diamants à ciel ouvert réverbéreront les rayons du soleil. Les forêts frémiront de gibier et les lacs seront poissonneux. Tout sera doux là-bas. Et la vie passera comme une caresse. L'Eldorado, commandant. Ils l'avaient au fond des yeux. Ils l'ont voulu jusqu'à ce que leur embarcation se retourne. En cela, ils ont été plus riches que vous et moi. Nous avons le fond de l'oeil sec, nous autres. Et nos vies sont lentes."

Extrait 7:

"Boubakar se met à marcher. Sans dire un mot. En montrant du doigt la direction de l'ouest. Il dit simplement: "Par là."
Je découvre, en le contemplant, qu'il boite de la jambe gauche. Je voudrais rire. Un homme tabassé et un boiteux marchent vers l'Algérie, le Maroc et l'Espagne. Sans rien sur le dos. Nous sommes deux silhouettes improbables et nous partons à l'assaut du monde infini. Sans eau. Sans carte. Cela fera rire les oiseaux qui nous survoleront. "Par là", a-t-il dit, comme s'il s'agissait d'atteindre le trottoir d'en face. Nous partons pour un voyage de milliers de kilomètres. Je n'ai plus d'argent ni de force. Alors oui, je peux rire. J'accepte ce guide boiteux comme compagnon grotesque de mon voyage. Nous marchons. Sans parler. Sans penser à la nourriture qu'il va falloir trouver, à l'argent qu'il va falloir gagner pour que le voyage continue. Nous marchons. Boubakar, malgré sa jambe abîmée, marche avec le sérieux des fous. Je suis mon guide aliéné. Peu importe. Que les lézards rient de nous. Le monde est trop grand pour mes pieds mais je poursuivrai.

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