9 novembre 2016

Lecture


Le temps matériel, Giorgio Vasta


C'est en lisant la revue littéraire Décapage (no 53) que je découvre Le temps matériel de Giorgio
Vasta. Un roman suggéré par l'auteure Maylis de Kerangal qui met en scène l'Italie des années
de plomb, à travers la dérive de trois gamins de 11 ans fascinés par l'idéologie et la violence.
Maylis de Kerangal en parle ainsi:
"Avoir onze ans nous rend invisibles." Il s'agit de trois garçons à Palerme. Dès les premières lignes,
quelque chose disjoncte: aucun enfant de onze ans ne parle de la sorte, ne parle comme un livre.
Ce coup de force de Vasta est selon moi le coup d'éclat qui donne toute sa puissance au roman, lui
donne sa dimension à la fois hyperréaliste et fantastique, sa pression phénoménale. Il est sourtout
ce qui permet au Temps matériel d'être le grand livre de l'enfance, c'est-à-dire le livre qui restaure
à la fois la puissance révolutionnaire de l'enfance et son innocence perdue. Une boule de feu.

De mon côté la lecture s'est faite en bord de mer. Une bonne idée d'avoir cette étendue
d'eau à proximité. Elle m'a permis de trouver le courage.
Car dès les premières pages, se construit un univers très fort, refusant toute
complaisance avec la violence mais aussi tout moralisme facile.
Chapitre après chapitre le ventre se tord, la rage s'installe,
l'incompréhension plane, un malaise germe.
L'envie de se détourner du roman rôde régulièrement tant ce que l'on absorbe
dérange et souvent, coupe le souffle.
Mais cela ne se fait pas. Car il y a du beau aussi.
Entre certaines lignes, certains mots, certaines émotions.
Alors on poursuit le chemin jusqu'à arriver à ces dernières pages somptueuses, le coeur battant,
le coeur vivant, le coeur au bord des larmes...

Un roman sans concession qui explore le pouvoir de l'imagination et sa rencontre fracassante
avec le réel. Giorgio Vasta traite de l'Histoire et de la notion d'être humain avec une puissance 
et élégance remarquables !

Extraits:

"Il y a le ciel. Il y a l'eau, il y a les racines. Il y a la religion,
il y a la matière, il y a la maison. Il y a les abeilles, il y a
les magnolias, les animaux, le feu. Il y a la ville, il y a la
température de l'air qui change une fois respiré. Il y a
la lumière, il y a les corps, les organes, le pain. Il y a les
années, les molécules, il y a le sang; et il y a les chiens, les
étoiles, les plantes grimpantes.
Et il y a la soif. Les noms.
Il y a les noms.
Il y a moi."

"Nous nous croisons, nous ne nous disons rien. Lorsqu'elle me dépasse, je cherche du regard
un signe sur la surface granuleuse de son cartable, son nom au feutre, comme il est d'usage,
mais il n'y figure pas, elle ne s'appelle pas. Je pourrais interroger quelqu'un de sa classe,
je pourrais me mettre à épier jusqu'au moment où son nom est prononcé, pour le sentir entrer
en moi et fleurir, mais je ne le fais pas. Je veux qu'elle reste pour moi un simple phénomène.
Une créature. Sans rien qui la souille, sans l'outrage d'une histoire. Son nom est petite fille créole,
seulement petite fille créole, rien d'autre, et, quand je la vois traverser le préau ou passer dans les
couloirs, quand je la vois arriver ou partir, je sens les mots qui migrent depuis l'espace et le temps,
et se glissent dans son corps. Je sens les mots belle, très belle, qui suivent une trajectoire courbe,
transpercent délicatement sa chair et disparaissent dans son obscurité, et je sais que je ne pourrai
plus jamais les dire à personne, ces mots, tu es belle, tu es très belle, jamais plus, car la petite fille
créole et sa forme les ont absorbés, ils lui appartiennent, les dire à quelqu'un d'autre serait
un mensonge."

"Hier, juste en bas, un adolescent s'est approché d'une voiture qui venait de se garer. En dialecte,
il a demandé de l'argent au conducteur ; celui-ci lui a dit de s'en aller, il ne lui donnerait
rien. L'adolescent a désigné la voiture, il a redemandé et il est resté là à attendre, immobile.
Quand l'homme a glissé la clé dans la serrure pour fermer la portière, l'adolescent a arraché le manche
à balai d'un arbuste qui se trouvait près de lui, il a frappé les phares et les vitres, a jeté le bâton
et s'est penché sur le pneu qu'il s'est mis à mordre, entamant la bande de roulement avec les dents
et trouant la chambre à air. Enfin, le visage souillé de graisse, il s'est précipité sur l'homme
et s'en est pris à ses joues, à son front."


Chanson douce, Leïla Slimani (Prix Goncourt 2016)


Leïla a 35 ans et son deuxième roman Chanson douce a reçu le Prix Goncourt 2016.
L'histoire d'un couple parisien, Paul et Myriam, cherchant une nounou pour s'occuper de leurs deux enfants Mila et Adam. Ils engagent Louise. Une fée qui met de l'ordre dans la vie du couple, s'occupe des pitchounes avec bienveillance et dévouement, remplit les assiettes et les ventres, repasse et range. Une Louise si prévenante, si merveilleuse, une nounou rêvée qui devient indispensable...mais petit à petit la situation dégénère. Le couple culpabilise de cette dépendance. Louise, fragile psychologiquement et en manque d'amour, ne vit plus qu'au travers de cette famille qu'elle régente selon ses désirs. Paul et Myriam sont pris au piège...Le drame prend place.

Le roman s'ouvre ainsi: "Le bébé est mort."
Autant dire que Leïla Slimani nous agrippe par le col dès la première phrase.

Extrait:

"Le bébé est mort. Il a suffi de quelques secondes. Le médecin a assuré qu'il n'avait pas souffert.
On l'a couché dans une housse grise et on a fait glisser la fermeture éclair sur le corps désarticulé
qui flottait au milieu des jouets. La petite, elle, était encore vivante quand les secours sont arrivés.
Elle s'est battue comme un fauve. On a retrouvé des traces de lutte, des morceaux de peau sous
ses ongles mous. Dans l'ambulance qui la transportait à l'hôpital, elle était agitée, secouée de
convulsions. Les yeux exorbités, elle semblait chercher de l'air. Sa gorge s'était emplie de sang.
Ses poumons étaient perforés et sa tête avait violemment heurté la commode bleue.
On a photographié la scène de crime. La police a relevé des empreintes et mesuré la superficie
de la salle de bains et de la chambre d'enfants. Au sol, le tapis de princesse était imbibé de sang.
La table à langer était à moitié renversée. Les jouets ont été emportés dans des sacs transparents
et mis sous scellés. Même la commode bleue servira au procès. La mère était en état de choc.
C'est ce qu'on dit les pompiers, ce qu'ont répété les policiers, ce qu'on écrit les journalistes.
En entrant dans la chambre où gisaient ses enfants, elle a poussé un cri, un cri des profondeurs,
un hurlement de louve. Les murs en ont tremblé. La nuit s'est abattue sur cette journée de mai.
Elle a vomi et la police l'a découverte ainsi, ses vêtements souillés, accroupie dans la chambre,
hoquetant comme une forcenée. Elle a hurlé à s'en déchirer les poumons. L'ambulancier a fait un
signe discret de la tête, ils l'ont relevée, malgré sa résistance, ses coups de pied. Ils l'ont soulevée
lentement et la jeune interne du SAMU lui a administré un calmant. C'était son premier jour de stage."

5 commentaires:

  1. Merci pour ces invitations à lire, très finement rédigées. ça donne envie, même si, d'après ce que je comprends, il faut être dans l'état d'esprit qui leur correspond.Et merci aussi pour les photos des Pouilles, très belles, qui m'ont elles aussi donné l'envie...

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    1. Si le plaisir était là, je suis ravie !
      Merci :)

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